Huib Blom, Détail d’une maison principale du village pour les hommes (togu na) au village de Madougou dans la plaine de Séno-Gondo, pays dogon, Mali, 1992.

LE PAYS DOGON

ENTRE CULTURE ET ÉCONOMIE

Isaïe Dougnon


En ce début du 21ème siècle, il est plus pertinent, à mon sens, de traiter des relations structurelles entre la culture et les changements économiques du pays dogon que d’insister sur les données « ethnographiques » et historico-culturelles qui ont été l’objet de nombreuses publications. En 2003, Rogier Bedaux et Diderik Van Der Waals ont estimé qu’il existe 75.000 sites Internet, plus de 1.700 titres et plus de 150 films sur les Dogon du Mali. Cette contribution à la publication numérique pour l’exposition d’art ReCollecting Dogon sera alors axée sur la réalité de quelques problèmes sociologiques et historiques récurrents qui influencent les changements socioculturels au pays dogon et notre connaissance des peuples dogon.

La migration : où est le pays dogon ?

De nombreux Dogon sont, depuis le milieu des années 1980, en quête de terres irriguées de l’Office du Niger dans la région de Ségou et dans le Mali du Sud (régions de Sikasso et Koulikoro). Ces nouvelles formes de migration sont inséparables des anciennes formes de mobilité des années 1920 à 1960 en direction du Ghana et des centres urbains du Mali. Les modèles migratoires actuels et ceux de l’époque coloniale ne sont que les différentes expressions de la même réalité économique et culturelle des Dogon : qui vont de la recherche de prestige et de pouvoir des aînés au village à la protection contre la sorcellerie, l’évolution des relations entre les genres et la lutte pour la survie des migrants écologiques en passant par la contestation de l’exploitation coloniale et postcoloniale.

Ces trois dernières décennies la migration dogon s’est particulièrement accélérée à cause de la pression foncière, de la sécheresse et de l’insuffisance de projets de développement viables. Cette forte migration a provoqué un changement social rapide dans la société dogon. Les Dogon identifient deux types de changement : ceux qui ont un effet positif sur la société et ceux qui ont des effets négatifs. L’effet positif renvoie à une interprétation de la migration comme source de modernisation de la société dogon. Elle a, entre autres, permis : d’ouvrir l’esprit de jeunes au monde extérieur, de briser l’immobilisme culturel en supprimant certains tabous grâce à l’islamisation, d’équiper les familles en matériels agricoles, de favoriser la scolarisation des enfants, de faciliter l’introduction de nouvelles techniques culinaires (par les filles), d’augmenter la fréquentation des centres de santé pour les soins prénataux, de provoquer le recul de l’âge de mariage et, enfin, d’améliorer l’hygiène corporelle.

Cependant, sans nier la portée significative de ces effets, il y a le revers de la médaille qu’il convient de décrire ici. Il s’agit principalement : de la montée de l’individualisme, de l’alcoolisme, du changement des relations entre les sexes et du problème de l’adaptation culturelle des Dogon au changement économique et social au Mali et dans le reste du monde.

Pour le moment, malgré les effets pervers de ces problèmes, la primauté est accordée à la culture lorsqu’on parle du pays dogon. Depuis 1989, le pays dogon a été proclamé par l'UNESCO site du patrimoine mondial, avec comme obligation, de conserver les traditions culturelles du peuple dogon et le paysage naturel de l’escarpement. Ginna Dogon, qui veut dire « la grande famille dogon » est une association malienne créée en 1991 ; elle a pour mission la protection et la promotion de la culture dogon. La culture peut-elle être vraiment pensée comme le veut leur discours dominant indépendamment de ces problèmes récurrents ? Comment la culture dogon peut-elle être sauvegardée face à ces différents problèmes qui secouent le pays dogon ? Comment les paysans peuvent-ils s’impliquer dans les programmes de protection du patrimoine culturel alors qu’ils ont à peine deux repas par jour ? On le sait, la culture dogon, comme toutes les autres cultures du monde, ne résiste pas aux lois du marché qui a depuis longtemps pénétré les villages du plateau, de la falaise et de la plaine. Malgré des lois votées par le gouvernement malien contre le pillage culturel, les jeunes paysans dogon vendent leurs objets culturels pour faire face au déficit céréalier chronique.

L’individualisme

Si nous prenons la société dogon dans toute sa complexité, nous verrons une société profondément transformée en deux ou trois générations. Les changements sont si profonds que la reconstruction sociologique de la forme ancienne de l’organisation sociale est presque impossible. Ces changements sont si cruciaux que l’idée de l’origine commune ne détermine plus l’unité du groupe familial. Les nouvelles générations s’y intéressent peu. La contestation des origines ou de la primauté sur l’occupation des terres consécutive aux conflits fonciers est caractéristique de la transformation de la société dogon. De nos jours, lors des assises pour la résolution des conflits politiques et fonciers sous le togu na (le grand hangar des hommes) on assiste quotidiennement à une reconstruction fréquente de l’unité du groupe familial ou à la tentative d’établir de nouvelles alliances. Le plus souvent, les plus jeunes sont les principaux auteurs de cette de remise en cause de l’unité familiale et de la contestation de l’origine commune.

De plus en plus les terres, qui faisaient l’objet de distribution et de redistribution au sein de la ginna, la grande famille, du village ou du clan, sont désormais concentrées entre les mains d’individus, de villages ou de communautés villageoises qui à leur tour les transmettent aux leurs ou à d’autres alliés. Ce nouveau processus d’appropriation des terres engendre de nombreux litiges qui opposent les membres d’une même famille étendue, les quartiers d’un même village, des villages voisins voire des clans. Les revendications de possession de champs émanent de deux groupes de paysans : les premiers occupants et les « migrants ». Toute la question est : qui est venu avant qui ? Qui est le prêteur et qui est l’emprunteur ? Comment l’emprunt devient-il propriété ?

Ces conflits sont encore résolus par deux systèmes juridiques : le droit coutumier local et le système hérité de la France. Avant la colonisation, le recours à “l'autel des Dieux” ou la négociation sous le togu na, constituaient les seules voies de recours. Le contexte colonial et postcolonial se caractérise par l'introduction du droit français dans ce genre de conflits sans que les paysans ne renoncent « à la cour des ancêtres ».

Considérons maintenant un autre problème du changement social au pays dogon. À cet égard, les prévisions faites par Eric Jolly (2004) relatives à la disparition dans la société dogon du Boire avec esprit à cause de l’introduction des alcools importés se sont réalisées. Jolly a écrit en substance que la bière de mil faisait partie de l’héritage culturel dogon. Elle symbolisait l’attachement aux traditions, au terroir, au respect des ancêtres, bref un art de vivre. Mais de nos jours, les jeunes dogon se détournent, de plus en plus, de la bière de mil pour s’adonner à de nouveaux alcools importés. Parmi les boissons alcoolisées importées, il y a l’alcool à 90° de SUKULA SA (une entreprise chinoise), le vin et les bières. Le fait de se soûler vite sans trop dépenser pousse de nombreux paysans à les consommer et à justifier leur consommation quotidienne d’alcool en disant que ça leur donne du courage au travail ou de l’appétit. Dans presque tous les villages dogon, surtout dans la plaine, de nombreuses personnes ont des difficultés médicales, psychologiques et sociales liées à la consommation abusive de ces alcools. Le drame est qu’il n’y a aucun message de prévention.

Un autre changement majeur concerne les relations entre les femmes et les hommes. La liberté qu’ont les femmes dogon à migrer a profondément influencé leurs relations avec les hommes et leur rapport au mariage. La migration n’est plus désormais dominée exclusivement par les hommes. La tendance s’est renversée depuis une décennie. Le nombre de jeunes filles augmente dans la migration saisonnière. En plus de ces changements, il faut citer l’intensification des matériels agricoles modernes, le développement des foires et du commerce et la modernisation de l’habitat qui sont visibles ces vingt dernières années.

La survie culturelle

L’Association Ginna Dogon milite pour la renaissance culturelle du pays dogon. Elle considère que des pans entiers de la culture dogon sont inconnus. Dans les débats sur le développement des collectivités décentralisées, les leaders du Ginna Dogon pensent que les communes du pays dogon commenceront leur développement par la culture. Dans les festivals, la culture dogon renferme encore plus. Cela est-il aujourd’hui possible pour le pays dogon où la culture ne résiste plus aux lois du marché? Dans une zone comme le pays dogon, placer la culture en tête paraît être déplacé alors que la majorité des paysans n’ont pas deux repas par jour. Le film de Michel Brent Les Dieux sont à vendre (2001) illustre bien la fragilité de la culture face aux ventes des patrimoines culturels dogon sur le marché international. Comment peut-on imaginer que des Dogon, considérés, à tort ou à raison, comme les plus conservateurs des peuples maliens puissent appliquer à la culture les mêmes règles qu’à n’importe quel produit ? La protection de la culture découle du bien-être économique. La protection du patrimoine culturel dogon en vue d’assurer l’épanouissement des identités nationales risque d’être un rêve si la survie économique des communautés dogon restées au pays de même que de celles qui ont migré n’est pas assurée par des projets de développement durables.

Bibliographie

Bedaux, Rogier Michiel Alphons, & J.D. van der Waals. Regards sur les Dogon du Mali. Leiden : Rijksmuseum voor Volkenkunde ; Gand : Snoeck, 2003.

Jolly, Eric. « Boire avec esprit : bière de mil et société dogon, » Anthropologica 47, n° 2 (2004) : 308–10.